• "le nationalisme nous a caché la nation" Pierre Nora

    Pierre Nora, Historien, membre de l'Académie française. Il est l'auteur des Lieux de mémoire, en trois volumes, chez Gallimard.

    Nicolas Sarkozy a surpris, voire choqué, en proposant de créer un ministère de l'immigration et de l'identité nationale. Comment réagit l'historien que vous êtes ?

    Parler ouvertement des problèmes de l'immigration et lancer une discussion sur le thème de l'identité nationale sont deux choses excellentes. Mais les lier est soit un calcul, soit une maladresse, soit une idée à courte vue, car l'ébranlement de l'identité nationale n'est pas lié seulement, loin de là, à l'immigration. Il tient à des raisons beaucoup plus vastes et beaucoup plus profondes, même s'il est vrai que l'immigration est concomitante à certains de ces problèmes et sert souvent de bouc émissaire. Parmi les facteurs de crise de l'identité nationale, il y a d'abord la réduction de la puissance de la France depuis la fin de l'empire colonial ; l'altération des paramètres traditionnels de la souveraineté : territoire, frontières, service militaire, monnaie, avec la disparition du franc ; l'insertion dans un espace européen où la puissance moyenne est ravalée au rang des autres, l'affaiblissement du pouvoir d'Etat qui a été, en France, une dimension fondamentale de la conscience nationale, la poussée décentralisatrice. Toujours dans les mêmes années, toutes les formes d'autorité se sont désagrégées dans cette France qu'on a pu dire "terre de commandement" - l'expression est de Michel Crozier - avec la hiérarchie des familles, des Eglises, des partis. Et peut-être le principal facteur de cette crise, c'est la paix.

    Pourquoi la paix ?

    L'identité française avait été très liée à l'idée de la guerre. La paix qui s'installe à partir du retrait d'Algérie est l'une des sources de la confrontation avec soi-même que connaît la France. Les modes de vie changent : le taux de la population active engagée dans l'agriculture tombe au-dessous de 10 %, alors que la France était encore au lendemain de la guerre profondément paysanne. A partir de Vatican II, c'est l'assiette chrétienne ancestrale qui a commencé à se réduire. Tous ces changements sont perturbants. On passe dans la douleur d'un modèle de nation à un autre, qui ne s'est pas encore trouvé. L'arrivée d'une nouvelle immigration, la plus difficile à soumettre aux normes des lois et des coutumes françaises, est un élément supplémentaire de ces bouleversements.

    Comment définiriez-vous le modèle national français ?

    Le modèle classique français a longtemps été universaliste, providentialiste, messianique. Il s'est sédimenté au cours du temps. La France a connu plusieurs identités nationales. Après l'identité royale féodale, l'identité monarchique. Viennent ensuite l'identité révolutionnaire et enfin l'identité républicaine, qui a essayé de faire la synthèse entre les précédentes. C'est le socle sur lequel nous avons vécu et qui a débouché sur l'identité démocratique qui est à l'ordre du jour.

    Cette construction vous paraît-elle remise en question ?

    Oui, elle s'est progressivement délitée, pour des raisons liées à l'histoire. Les trois guerres de la France au XXe siècle ont été trois défaites : la fausse victoire de 1918 est en réalité une défaite européenne globale ; 1945 est une défaite masquée par de Gaulle qui entretient l'illusion que la France a regagné sa place parmi les grands ; et avec la défaite de 1962 en Algérie, les Français ont intériorisé leur dépossession du monde. C'est une crise très profonde. A ce remaniement de la conscience française a correspondu sur le plan politique l'évanouissement du nationalisme tel que la République l'avait fixé depuis un siècle. Ce nationalisme avait une version de gauche, jacobine patriotique, et une version de droite, conservatrice, réactionnaire, barréso-maurrassienne, qui ont longtemps constitué les deux France antagoniques. Elles nous paraissent aujourd'hui plutôt complémentaires. C'est ce qu'on appelle le patrimoine, et dans patrimoine il y a patrie...

    Comment cette césure, qui remontait à la Révolution française, s'est-elle résorbée ?

    Le gaullisme et le communisme ont représenté l'apogée du modèle national français classique et probablement sa fin. Tous deux étaient un cocktail d'ingrédients nationaux et révolutionnaires. On ne peut pas comprendre la crise de l'identité nationale sans comprendre cet acmé, ce moment très fort d'illusion - et de réalité - d'une projection de la France au-delà d'elle-même qu'ont constitué ensemble le gaullisme et le communisme : leur déclin a été vécu comme une retombée. Le socialisme mitterrandien a prolongé quelque temps le projet collectif national, mais lui aussi s'est épuisé : la date de 1983 est très importante, car la conversion au marché marque la fin de l'utopie socialiste. La trouvaille de Nicolas Sarkozy et les réactions violentes qu'elle a suscitées sont un aspect du drame français qui est de lier toujours la pensée de la nation au seul nationalisme. Je regrette que la gauche ait abandonné à la droite - et la droite à l'extrême droite - le thème de la nation. Le projet national et plus largement la nation française reposent sur une continuité exceptionnelle, qui a été à la fois dynastique, territoriale, historique. Il y a eu la France révolutionnaire contre la France d'Ancien Régime, la France laïque contre la France religieuse, la France de gauche contre la France de droite. Il ne reste pas grand-chose de ces affrontements : de Gaulle a converti la droite à la République ; le conflit sur l'école a été le dernier accès de fièvre entre laïques et catholiques ; quant à la gauche et à la droite, en dépit de leurs oppositions, elles ont perdu leur désir d'extermination réciproque.

    Que reste-t-il alors du projet national français tel que nous l'avons connu ?

    l y a eu au moins trois tentatives idéologiques pour retrouver un sens collectif. La percée de Jean-Marie Le Pen, d'abord, mais qui est une forme de régression nationaliste, réactionnaire, cantonnée à des secteurs archaïques de l'opinion ; la percée des écologistes, porteurs d'un grand projet qui consiste à noyer la culture dans la nature, et qui n'est ni de droite ni de gauche puisqu'il ne pose pas la question sociale ; la percée de l'idéologie des droits de l'homme, enfin. Celle-ci me paraît assez contradictoire avec un projet purement national, on peut même dire qu'elle porte en elle la destruction du roman national. L'histoire de la nation française est criminelle au regard des droits de l'homme. Le projet "droits-de-l'hommien" comporte un élément accusateur des péripéties les plus sombres du roman national. Il est par définition peu intégrable à la vision classique de la nation. Depuis le XVIIIe siècle, cette dernière avait été associée à l'idée de civilisation. Les Lumières avaient vu dans la nation le véhicule du progrès de la civilisation, parce qu'elle était le lieu de la raison : nation, raison et civilisation marchaient du même pas. La poussée de la pensée des droits de l'homme dans sa forme récente, très individualiste, dissocie cette trilogie. Elle se réclame de la civilisation, mais plus de la nation.

    On peut comprendre le sentiment de perte qu'éprouvent beaucoup de Français...

    Nous sommes dans une phase de recomposition et la volonté y joue son rôle. On a cru longtemps que l'Europe pouvait servir de substitut à la nation, on voit maintenant que ce n'était pas vrai. Le nationalisme, de droite ou de gauche, nous avait caché la nation. La fin du marxisme a contribué a nous rendre cette conscience de l'ampleur, de la profondeur historique de l'imprégnation nationale.

    Mais le discours sur la nation ne peut pas rester le même. On ne cesse de citer Renan dans Qu'est-ce qu'une nation ? (Bordas, 1992) : le culte des ancêtres, la volonté de vivre ensemble, avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire encore... Mais pour moi la nation selon Renan est morte. Cette vision, sur laquelle nous vivons encore, correspond à l'ancienne identité nationale, celle qui associait le passé et l'avenir dans un sentiment de continuité, de filiation et de projet. Or ce lien s'est rompu, nous faisant vivre dans un présent permanent. J'y vois l'explication de l'omniprésence du thème de la mémoire, et de son corollaire, l'identité. Lorsqu'il n'y a plus de continuité avec le passé, la nouvelle trilogie est : mémoire, identité, patrimoine.

    La crise de l'identité aurait partie liée avec la modernité ?

    De fait, le thème de l'identité est mondial. Mais il a pris en France une intensité particulière en raison du caractère étatique et centralisateur de notre pays et de la force coercitive qu'y a pris le rapport à l'histoire. En France, nous avons une histoire nationale et des mémoires de groupe. Vous pouviez être aristocrate descendant de nobles guillotinés, fils de Polonais de la première génération, petit-fils de communard fusillé, à partir du moment où vous étiez à l'école vous étiez un petit Français comme les autres. "De la Gaule à de Gaulle", le roman national déployait une vaste fresque, avec ses Saint-Barthélemy et ses Ponts d'Arcole, qui offrait un lien collectif à chaque parcelle de la population française, peu homogène.

    L'insertion des minorités - religieuses, régionales, sexuelles - dans la collectivité nationale les a désenlisées de leur propre histoire. Mais elles ont du coup valorisé leur mémoire, faite de récupération d'un passé, vrai ou faux. L'émancipation mémorielle est un puissant corrosif de l'histoire, qui était au centre de l'identité française. Nous avons intérêt à ce que les politiques prennent conscience des nouvelles données. La succession des identités nous en donnera de nouvelles. La nation de Renan, funèbre et sacrificielle, ne reviendra plus. Les Français ne veulent plus mourir pour la patrie, mais ils en sont amoureux. C'est peut-être mieux. Au fond, ce n'est pas la France qui est éternelle, c'est la francité.

    LE MONDE | 17.03.07 | 11h35 Propos recueillis par Sophie Gherardi


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